Le Senseless Drawing Bot, créé par les artistes So Kanno et Takahiro Yamaguchi dans le cadre de l’exposition “Utopia Announcement”.
En juillet dernier, la maison d’édition française Short Edition a annoncé plancher sur un algorithme capable de juger de la qualité d’un roman, d’une nouvelle ou encore d’un essai. Innovation technique qui permettra aux éditeurs, recevant des milliers de manuscrits par mois, de faire le gros du tri ? Ou bien est-ce l’invasion des robots qui commence plus tôt que prévue ? Voilà la question que tout le monde se pose actuellement. Mais faut-il réagir aussi catégoriquement ? Pas si sûr si on prend un peu de recul…
Tout d’abord, le cofondateur et responsable technique de Short Edition, Quentin Pleplé tient à préciser qu’« Il ne s’agit pas de remplacer [le] Comité éditorial par une machine : plutôt que cette dernière serve de filtrage-assistant, dans une détection, moins de la qualité littéraire, que de l’absence de qualités. ». Peut-être faudrait-il apporter quelques précisions sur ce qu’est réellement ce détecteur de littérature de bas étage. Il s’agit en fait avant tout d’une base de données de 25 000 œuvres que le robot aura mémorisé en vue d’avoir une première référence en matière de « bonne » ou de « mauvaise » littérature. Mais le robot n’en reste pas là. Ce dernier fera une analyse en termes de variété de vocabulaire, de figures de style, de longueur de phrases, de fautes d’orthographes, de ponctuation… en gros, tout ce qui peut se calculer empiriquement. Qu’en est-il alors du style de l’auteur, des jeux de mots et autres qualités intrinsèques non quantifiables ? Qu’en resterait-il de notre cher Proust ou de ce cher Céline qui, pour le coup, seraient loin du nombre optimal de mots par phrases ? Encore une fois, Quentin Pleplé précise que cet algorithme ne sera qu’un premier filtre et que tous les manuscrits seront lus sans exceptions…
You gotta be pretty desperate to make it with a robot. – HOMER SIMPSON, The Simpsons
Mais attention ! Ne croyez pas que ce robot est une nouveauté sans précédent. Des robots journalistes ça ne vous dit rien ? Et pourtant, ils existent déjà. Le Los Angeles Times ou encore le magazine en ligne Forbes les utilisent. Et ce ne sont pas des exceptions, loin de là. Seulement, si vous lisez ces articles, vous vous rendrez compte qu’ils ont tous quelque chose en commun. Oui, ce sont tous des articles d’analyse de chiffres et de tendances graphiques. Narrative science a développé un logiciel capable de transformer des résultats sportifs bruts en articles de presse. C’est ce logiciel qu’utilise Forbes. Cet algorithme se nomme Quill et a été développé, au début, pour rendre compte aux entreprises de leurs performances. En gros, les entreprises n’ont plus besoin d’embaucher quelqu’un pour faire des rapports toutes les semaines ou tous les mois : un logiciel se charge d’écrire des phrases bien construites et claires avec les tendances, les chiffres importants, et les actifs ou résultats à surveiller. Le Los Angeles Times, lui, utilise QuakeBot pour rédiger ses articles sur les tremblements de terre. Ainsi, un article était paru sur le site en ligne du LA Times 3 minutes après un tremblement de terre qui avait touché la Californie. Trop fort ce robot.
Le métier de journaliste et d’écrivain est-il donc voué à l’oubli ? Le futur sera-t-il fait de journaliste-robots et d’écrivains qui auront appris à écrire leurs œuvres selon un algorithme ? C’est ce qu’a imaginé Chris Wilson en construisant un scénario en collaboration avec un robot, CleverBot. Le résultat est plutôt drôle et touchant comme pourrait l’être une conversation avec un enfant :
Aussi ne faut-il pas oublier qu’il existe depuis longtemps des œuvres d’art « robotisées ». Les pianos automatiques qu’on peut voir dans certains Western en sont des exemples flagrant. Certes, la musique est composée auparavant par un Homme en chair et en os mais la performance d’un pianiste en concert, c’est aussi ça l’art. Peut-on dire alors que le piano automatique réalise une performance artistique?
Quoi qu’il en soit, art et technologie ont toujours cohabité et collaboré. Comment Jimi Hendrix aurait-il pu nous faire vibrer au son de Foxy Lady sans sa guitare électrique ? Comment Hitchcock aurait-il pu nous troubler à ce point devant Psychose, sans l’invention du cinéma ? Et surtout, qu’en serait-il des journalistes et écrivains si l’impression n’existait pas ?
The art challenges the technology, and the technology inspires the art. – John Lasseter (directeur artistique de Pixar animated studios et de Walt Disney Animation Studios).
Certains artistes ont déjà imaginé de vraies œuvres d’art en partenariat avec des robots (pris très au sérieux, à l’inverse de Chris Wilson et de CleverBot). C’est le cas de l’artiste autrichien Alex Kiessling qui, grâce à des robots à Berlin et à Londres, a réalisé trois dessins identiques au même moment et à trois endroits différents. Les deux robots reproduisaient tout simplement les mouvements de crayon de l’artiste. Cette performance pose en réalité bien plus de questions qu’on peut penser: les robots sont-ils des artistes, des copieurs ou des outils ? S’ils sont des outils, le tableau est-il une pièce unique à trois exemplaires ? Alex Kiessling, lui, les compare à des clones.
Alex Kiessling réalisant son œuvre à Vienne et des robots à Berlin et à Londres reproduisant ses moindres coups de crayon
Depuis quelques années maintenant on entend parler des imprimantes 3D comme étant un outil potentiel de création artistique. Cependant l’art s’est toujours servi des robots ou, du moins, de machines automatisées pour tendre vers toujours plus de créativité. De nombreux plasticiens aujourd’hui reconnaissent l’usage des machines pour créer leurs œuvres d’art. Jeff Koons en est un des exemples les plus flagrants avec ses statuts de métal, certaines créées, non pas par Mr. Koons en personne, mais par une armée d’artisans utilisant de nombreux outils de sidérurgie.
Et si les artistes devenaient secondaires ? Et si l’art n’était pas une question d’artistes mais d’œuvres d’art ? Cela a longtemps été le cas. Montaigne est un des premiers de son époque à mettre l’artiste au centre de l’attention. C’est un précurseur du genre autobiographique avec ses Essais. De même, les premiers autoportraits d’artistes n’apparaissent qu’au XIIème siècle. En effet, la peinture et la littérature sont des arts qui existent depuis bien plus longtemps que cela et où l’artiste était souvent absent. La plupart des mythes de l’antiquité et contes du Moyen-Âge sont anonymes, ne sont-ils pas pour autant des œuvres littéraires majeures ? L’artiste est, depuis peu finalement, au centre de l’œuvre d’art. Est-ce qu’avec l’avènement des robots et autres machines, ce n’est finalement pas un retour vers l’essence même de l’art qui est en train de se produire ? Un art où « l’artiste » n’existerait plus et où l’art retrouverait son autonomie ?
L’Homme est un robot avec des failles – EMILE CIORAN, De l’inconvénient d’être né
Retrolien : Revue de presse du monde digital (du 08 au 13 février) - Toile de Fond